Créativité enzymatique : les chercheurs ont développé une technique informatique permettant de construire des enzymes à partir de rien. Une enzyme appelée rétro-aldol, qui est en partie représentée ci-dessus, a été conçue pour casser les liaisons carbone-carbone dans un substrat chimique non naturel (les brins jaunes et blancs sur l'image). En gris vous pouvez voir le site actif de l'enzyme, sa géométrie a été soigneusement conçue pour maintenir le substrat en place. Les brins oranges et verts représentent les composants de l'enzyme qui sont particulièrement importants dans la réalisation de la réaction. Crédit: Lin Jiang |
Des chercheurs ont conçu des
enzymes encore jamais obervées à l'état naturel grâce à une
nouvelle technique informatique.
par Jocelyn Rice,
Technology Review
C'est une importante avancée dans la conception informatique des
protéines, des scientifiques ont conçu à partir de
rien une poignée d'enzymes qui ont permis de catalyser des
réactions chimiques spécifiques. Ces
protéines n'ont aucun homologue naturel, et la
réaction obtenue, qui a décomposé un produit chimique artificiel, est une catalyse non naturelle.
"Cela nous indique clairement que nous pouvons calculer une structure qui
permettra de catalyser des réactions qui n'existent pas
encore", explique Frances Arnold, professeur de génie chimique et de biochimie
à l'institut californien des technologies
(Caltech), qui n'était pas impliqué dans la recherche.
Arnold surnomme ces nouvelles
enzymes le "Saint-Graal" de la conception informatique des
protéines. Concevoir une protéine à partir de
rien est un formidable défi ; mais concevoir des
protéines capables de remplir une fonction donnée
nécessite un niveau de complexité encore plus important.
David Baker et ses collègues de l'université de
Washington se sont concentrés sur une réaction capable de casser
les liaisons entre atomes de carbone. La possibilité de
"fabriquer" des enzymes capables de casser ou de créer des liaisons carbone-carbone permettrait de
décomposer les toxines environnementales, de fabriquer des
médicaments et créer de nouveaux combustibles.
Baker et son équipe viennent d'expliquer leur méthode
dans le journal Science : ils commencèrent par réfléchir,
à quoi ressemblerait un site actif idéal pour une
réaction donnée ? Un site actif est une "poche" à
l'intérieur d'une enzyme dans laquelle a lieu la réaction
enzymatique. Pour bien faire son travail, un site actif doit avoir une
structure géométrique et chimique précise,
taillée pour la réaction qu'elle devra catalyser.
Certains composés maintiennent en place les
molécules nécessaires à la réaction, pendant que d'autres participent au mécanisme
de la réaction chimique.
Une fois le site actif calculé, les chercheurs utilisent
une nouvelle série d'algorithmes pour modéliser des
protéines présentant des sites actifs similaires.
Chacune des protéines conçues est classée en
fonction de sa
capacité à se lier aux réactions chimiques
et à se maintenir dans la "bonne
position".
L'étape suivante consiste à synthétiser les protéines
sélectionnées. Les chercheurs dérivent les séquences génétiques de 72
enzymes modélisées, agencent des bribes d'ADN contenant ces
gènes, puis vont utiliser des bactéries pour produire des protéines à partir de ces gènes. Chaque protéine est ensuite testée pour sa capacité à
catalyser la réaction consistant à casser les liaisons carbone-carbone.
Sur
les 72 protéines sélectionnées, 32 ont facilité la
réaction. La protéine la plus efficace a accéléré la réaction d'un facteur 10000
par rapport à une réaction sans enzyme.
Bien que cela représente une
prouesse impressionnante en comparaison avec les précédentes tentatives
de conception d'enzymes, l'enzyme synthétisée fait pâle figure en comparaison
avec celles qui existent à l'état naturel. "Ce n'est pas encore très bon", avoue Baker. "A l'état naturel, les enzymes peuvent accélérer les réactions d'un facteur beaucoup, beaucoup plus grand" -
de l'ordre d'un billiard (1015) de fois.
"Un des défis de notre recherche consiste à déterminer quels sont les
lacunes de nos modélisations par rapport aux enzymes naturelles",
explique Baker. Dans le travail de suivi, le groupe a choisi deux
approches pour résoudre ce problème: améliorer ses algorithmes informatiques, et laisser la nature prendre le relais des chercheurs. En utilisant comme point de départ leurs
enzymes
à fonctionnalité minimale,
les chercheurs peuvent utiliser l'évolution dirigée pour créer des
enzymes plus efficaces.
Par le passé, l'évolution dirigée fut une approche alternative pour la création d'enzymes à la demande. Mais
Baker estime que cette technique pourrait être utilisée comme une approche complémentaire à la modélisation informatique. La modélisation informatique donne aux chercheurs un moyen de
construire des protéines à partir de rien, elle permet
de concevoir des enzymes catalysant des réactions qui n'ont encore aucun équivalent dans la nature. "De cette façon, nous serions libéré de la tyrannie qui nous oblige à trouver un point de départ naturel", explique
Arnold, dont le travail a porté essentiellement sur l'évolution
dirigée.
L'évolution dirigée constitue un moyen de
réaliser ces modifications structurelles alors que les algorithmes
de modélisation informatique ne sont pas encore assez sophistiqués pour les manier. "C'est la voie de l'avenir", poursuit Baker, "parce que ces expériences
d'évolution dirigée peuvent appréhender des choses beaucoup plus subtiles que ce que nous pouvons appréhender par le calcul."
L'équipe de Baker n'est pas le
premier groupe à s'attaquer à la modélisation des
enzymes par le calcul informatique. Par exemple, en 2001,
le biochimiste du Caltech, Steve Mayo, un pionnier dans la conception
des protéines par le calcul, a signalé la création
d'enzymes à partir de protéines non enzymatique. Mais l'approche de Baker est
différente car elle n'utilise aucune protéine existante
comme point de
départ - en ce sens ce sont de véritables
modélisation de novo (enzymes nouvellement
synthétisées)
Arnold affirme
que les enzymes de Baker sont également plus performantes que celles de Mayo, mais qu'il est
difficile de fixer précisément l'écart de performance. "C'est une autre forme d'enzyme, il est donc impossible de comparer des pommes et
des oranges", précise t-elle. "Mais, en tout les cas, c'est une très belle pomme".